Je le revois, occupé à sa grande toilette des dimanches matin, aiguiser son rasoir sur la pierre, faire mousser sa barbe avec le blaireau, se raser lentement, précautionneusement, et passer sur ses joues une eau de Cologne dont je n'ai jamais retrouvé sur d'autres la fraîcheur. Je sens encore l'odeur de son costume de velours à grosses cotes: odeur de propre, de savon de Marseille, de lessiveuse et de lavoir, de repos bien gagné. Je le revois face à moi, appliqué à manger comme si c'était une fête. Je revois son grand corps osseux qui ne pliait jamais, ses bras fins parcourus de grosses veines bleues, ses mains savantes serrées sur un manche d'outil. Je le revois assis dans son appentis, à l'abri de la pluie, triant ses haricots secs, et, plus tard, près de sa cuisinière de fonte, garnir le fourneau, replacer les cercles brûlants, lire le journal, regarder infiniment ses mains ouvertes devant lui comme pour mesurer le travail accompli. Je le revois enfin sur sa bicyclette, vieillissant mais toujours au travail, en route vers le jardin, sa musette à l'épaule, très droit, le regard loin porté. Car ce jardin aidait mes grands-parents à subsister. Malgré l'aide de mon père et de ma mère, de leurs autres enfants, mes grands-parents vivaient, en effet, comme je l'ai déjà dit, de bien peu de chose, seulement de quelques billets difficilement gagnés. Lui, j'en suis sûr, n'en souffrait pas. Posséder une maison -fût-elle de trois pièces-, manger et se chauffer suffisaient à son bonheur. Elle, elle aurait voulu gâter ses petits-enfants. Elle devait user de stratagèmes pour soustraire du porte-monnaie les pièces nécessaires à sa générosité. Quand il s'en rendait compte, l'explication devenait vite orageuse. Parfois, alors, quand elle ne trouvait pas d'autre défense, elle lui reprochait d'avoir refusé la pension de blessé de guerre qu'il avait toujours farouchement repoussée, jetant rageusement les lettres dans le foyer. Longtemps, hélas, cette pension refusée fut sujet de discorde entre elle et lui. L'argent manquait et elle aimait tant faire plaisir à ses petits-enfants. C'est après la mort de ma grand-mère que, seul avec lui, j'ai osé lui poser la question : pourquoi avoir refusé ce qui était un droit et les aurait aidés à vivre mieux ? Ce soir-là, foudroyé, je me suis senti misérable quand il m'a répondu d'une voix qui a sonné comme une lanière de fouet: - On ne se fait pas payer pour avoir eu honte d'être un homme. Tel était cet homme magnifique qui parlait si bien avec les yeux.