Le soir, quand tous dorment, les riches dans leurs chaudes couvertures, les pauvres sur les marches des boutiques ou sous les porches des palais, moi je ne dors pas.En attendant, j'etais seul au milieu d'un grouillement de tetes rasees, de nez humides, dans un vertige de vociferations de versets sacres.A dix ans, on parcourt seul tout le quartier, on discute avec les marchands, on sait ecrire, au moins son nom, on peut consulter une voyante sur son avenir, apprendre des mots magiques, composer des talismans.Brusquement, les femmes cessaient d'avoir recours a des philtres d'amour, se preoccupaient moins de leur avenir, ne se plaignaient plus de leurs douleurs des reins, des omoplates ou du ventre, aucun demon ne les tourmentait.Et je desirais faire un pacte avec les puissances invisibles qui obeissaient aux sorcieres afin qu'elles m'emmenent par dela les Mers des Tenebres et par dela la Grande Muraille, vivre dans ce pays de lumiere, de parfums et de fleurs.Les pieds nus, sur la terre humide, il court jusqu'au bout de la ruelle pour voir passer les anes et revient s'asseoir sur le pas de la maison et attendre l'arrivee du moineau qui ne vient pas.Nos deux fenetres faisaient vis-a-vis et donnaient sur le patio, un vieux patio dont les carreaux avaient depuis longtemps perdu leurs emaux de couleur et qui paraissait pave de briques.Je savais qu'au fond d'un boyau noir et humide, s'ouvrait une porte basse d'ou s'echappait, toute la journee, un brouhaha continu de voix de femmes et de pleurs d'enfants.Les diables l'hallucinaient, se montraient exigeants quant a la couleur des caftans, l'heure de les porter, les aromates qu'il fallait bruler dans telle ou telle circonstance.Ils aimaient aussi jouer a la bataille, se prendre a la gorge avec des airs d'assassins, crier pour imiter la voix de leur pere, s'insulter pour imiter les voisins, commander pour imiter le maitre d'ecole.Je vois, au fond d'une impasse que le soleil ne visite jamais, un petit garcon de six ans, dresser un piege pour attraper un moineau mais le moineau ne vient jamais.Les clientes de la Chouafa avaient des l'entree une bonne impression, impression de nettete et de paix qui invitait a l'abandon, aux confidences - autant d'elements qui aidaient la voyante a devoiler plus surement l'avenir.Abdallah, l'epicier, me raconta les exploits d'un roi magnifique qui vivait dans un pays de lumiere, de fleurs et de parfums, par dela les Mers des Tenebres, par dela la Grande Muraille.Le monde me paraissait un domaine fabuleux, une feerie grandiose ou les sorcieres entretenaient un commerce familier avec des puissances invisibles.Mes petits camarades de l'ecole se contentaient du visible, surtout quand ce visible se concretisait en sucreries d'un bleu celeste ou d'un rose de soleil couchant.Je savais qu'une journee s'ajoutait a une autre, je savais que les jours faisaient des mois, que les mois devenaient des saisons, et les saisons l'annee.La premiere fois que j'avais entendu ce bruit, j'avais eclate en sanglots parce que j'avais reconnu les voix de l'Enfer telles que mon pere les evoqua un soir.Le soir, il rentre le coeur gros et les yeux rougis, balancant au bout de son petit bras, un piege en fil de cuivre.Autour de moi, rodaient les jnouns, les demons noirs evoques par la sorciere et ses amis avec une frenesie qui touchait au delire.Et dans la penombre de sa grande piece tendue de cretonne, la chouafa gemissait, se plaignait, conjurait, se dessechait dans des nuages d'encens et de benjoin.Il me reste cet album pour egayer ma solitude, pour me prouver a moi-meme que je ne suis pas encore mort.Adepte de la confrerie des Gnaouas (gens de Guinee) elle s'offrait, une fois par mois, une seance de musique et de danses negres.Des nuages de benjoin emplissaient la maison et les crotales et les guimbris nous empechaient de dormir, toute la nuit.Au premier etage habitaient Driss El Aouad, sa femme Rahma et leur fille d'un an plus agee que moi.Le fqih, un grand maigre a barbe noire, dont les yeux lancaient constamment des flammes de colere, habitait la rue Jiaf.Attendre !